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La Révolution de Bakhtine : La Polyphonie dans le Roman
La sociologie des textes romanesques s’intéresse à l’analyse des œuvres de l’intérieur, en se basant sur la structure du texte pour révéler les relations sociales entre la réalité vécue et le monde romanesque.
Dans ce contexte, Mikhaïl Mikhaïlovitch Bakhtine (1895-1975) a apporté des contributions significatives. Ce théoricien et critique russe, considéré comme l’un des plus célèbres du siècle dernier, a étudié de manière approfondie les œuvres de son compatriote Fiodor Dostoïevski (1821-1881), publiant « La Poétique de Dostoïevski » en 1929, une des meilleures analyses de l’auteur de « Crime et Châtiment ». À travers ce livre, il a développé une théorie critique d’influence croissante.
Dans cet ouvrage, Bakhtine traite à la fois de la forme et du contenu (idéologie), abolissant la rupture entre les deux. Il en conclut que « Dostoïevski est l’inventeur du roman polyphonique », affirmant qu’il a « créé un genre romanesque fondamentalement nouveau ». Il réfute ainsi les critiques qui soutiennent que les personnages de Dostoïevski sont des philosophes et des penseurs parlant en son nom.
Le terme « polyphonie », une invention de Bakhtine, est équivalent à un autre de ses concepts, la « dialogie ». Le roman polyphonique est donc le roman dialogique, en opposition au roman traditionnel monophonique ou monologique, que Bakhtine rejette entièrement.
Les Débuts de la Polyphonie
Le concept de polyphonie trouve son écho chez d’autres critiques, certains précédant Bakhtine, comme Henry James qui l’appelle « point de vue », et d’autres comme Gérard Genette qui l’a désigné « focalisation », ou encore Tzvetan Todorov qui le nomme « vision narrative/vision sous différents angles ».
Bakhtine fait la distinction entre le discours monologique et le discours dialogique polyphonique. Le premier est adapté au discours épique, historique et scientifique, tandis que le second s’applique au roman.
Le rejet du roman monologique repose sur une idée valable : il présente un point de vue unique, dictatorial, visant à confirmer une idéologie unique, ne permettant pas la diversité intellectuelle, sociale et politique. Par conséquent, il ne représente en rien la réalité contemporaine, qui est marquée par des identités diverses et conflictuelles ainsi que des idéologies complexes.
Polyphonie et Réalité
Certains chercheurs estiment que le polyphonie a émergé en Russie avec l’avènement du capitalisme. D’autres avancent que William Shakespeare et Honoré de Balzac ont devancé Dostoïevski dans ce domaine. Cependant, Bakhtine conteste cette idée, affirmant que Dostoïevski est le véritable précurseur, même si certaines de ces caractéristiques apparaissent dans l’œuvre de Shakespeare mais ne sont pas réunies dans une seule pièce.
Georg Lukács a affirmé que « le roman est le genre typique de la société bourgeoise », suggérant que « les contradictions de la société capitaliste nous donnent la clé pour comprendre le roman en tant que genre littéraire autonome ». Selon lui, l’absence de la société bourgeoise entraînerait l’effondrement du roman. Cependant, la réalité actuelle contredit cette affirmation.
Dialogue et Hétérogénéité
La polyphonie se distingue des formes littéraires telle que le « voix de l’auteur ». Dans des œuvres comme la poésie lyrique et l’épopée, l’expression linguistique est directe, tandis que dans le roman, la voix de l’auteur se mêle à celles des personnages, sans s’exprimer de manière flagrante.
Pour réaliser le principe de dialogisme, Bakhtine insiste sur la « neutralité de l’auteur », qui doit rester à distance de toutes les idéologies présentées dans son œuvre, sans défendre son propre point de vue. Il doit présenter des formes de conscience qui s’opposent à la sienne, tout en utilisant des stratégies pour influencer le lecteur de manière indirecte.
En appliquant cela aux œuvres de Dostoïevski, on observe qu’il est neutre, n’incarnant pas un personnage à travers lequel il impose ses propres idées, mais présentant les arguments de chaque côté sans s’engager personnellement, comme dans une sorte de parlement littéraire.
Conclusion sur l’Héritage de Bakhtine
La polyphonie dans les œuvres romanesques témoigne d’une démocratie littéraire, où le narrateur ne s’empare pas du lecteur, mais expose différentes perspectives et significations. Cela offre à chaque personnage un espace pour exprimer ses propres préoccupations et idées, laissant à chaque lecteur le soin de tirer ses conclusions.
En dégageant la voix de l’auteur, Bakhtine ouvre la voie à une pluralité de voix qui enrichit le texte romanesque et reflète la complexité de la réalité sociale contemporaine.